Rousseau : Cinquième Promenade solitaire des Rêveries

Commentaire composé de cette description

Une idée reçue sur Rousseau est son retour simpliste à la nature (cf. l'ironie de Voltaire à son égard). Or ce texte célèbre des Rêveries prouvera à l'inverse la complexité, la réflexion étayée que recèle cette position.
Par conséquent l'on étudiera d'abord les aspects descriptifs du tableau qu'il dépeint à son lecteur, pour ensuite passer à la philosophie que lui inspire cette nature, ce qui correspond globalement au mouvement du texte allant de l'individuel concret au général abstrait.

Premier point : esthétique du rythme binaire.
L'eau du lac où se passe la scène insulaire ("parcourir l'île"), faite de "flux et reflux" (l. 12), inspire à l'écrivain une organisation binaire de la description : au "Quand le lac agité" initial et diurne répond au second § le "Quand le soir approchait", tous deux suivis de l'imparfait dominant qui instaure le règne des habitudes, que l'on sentait dans les promenades solitaires et rêveuses.
Cette répartition temporelle reprise par "tantôt les réduits" (lieu à vue limitée) / "tantôt les terrasses" (vue non "bornée" grâce à l'élévation) a pour corollaire l'organisation spatiale en "d'un côté les montagnes", elles-mêmes comme des vagues "bleuâtres" (l. 6) / "de l'autre les plaines" qui semble prolonger la surface des eaux calmes. Ajoutons qu'au privilège sensoriel (cf. "fixant mes sens" l. 9) du "coup d'œil", du regard dans le premier § succède celui du "bruit des vagues" (l. 8), "bruit continu" (l. 13) du deuxième § qui quitte le terrestre pour revenir au lacustre.

L'effet produit est que ce qui est signifié par les mots coïncide parfaitement avec la forme du style.
Si Rousseau pouvait dire qu'un tel paysage "me berçait" (l. 27), le lecteur peut en dire autant par le rythme binaire des phrases et les antithèses qu'elles recèlent, distribuées de façon régulière :

Groupes grammaticaux et syllabiques quasi identiques, ajoutés au bercement, font conclure à un effet poétique de cette prose cadencée. L'impression de simplicité repose ainsi sur un savant calcul.

Second point : le goût du jeu avec les contraires fait évoluer la description vers le complexe.
C'est au moment où le jour et la solitude de JE-Jean-Jacques
finissent (par l'interruption du groupe anonyme "nous" / "on" qui reprend ses droits autour d'activités en commun, au § 3) que l'expérience introspective commence .
C'est aussi le moment où l'espace naturel (extérieur) de Jean-Jacques promeneur le cède à l'espace mental (intérieur) de Jean-Jacques poète. Avec "âme" (l. 9), "en moi" (l. 17) et "mouvements internes" (l. 16), on sent que quelque chose de plus profond - comme sous la surface du lac - se joue dans cette prose, dont le côté poétique et ludique, perceptible dans l'oisiveté et le jeu des rythmes, cède la place à une réflexion plus sérieuse.
En effet, il faut et suffit une concentration du jeune homme assis "dans quelque asile caché", devant le clapotis de l'eau calme comme lui, pour qu'il éprouve "avec plaisir" le sentiment de son "existence" (l. 19). Un lecteur du XXè s. ne peut s'empêcher de rapprocher cette expérience de celle des phénoménologues et autres existentialistes, dont Sartre a fixé le modèle dans son roman
La Nausée . Toutefois, comme l'indique ce titre négatif, Sartre se situe à l'opposé de l'optimisme idéaliste de Rousseau qui tente ici de définir un bonheur que ne vient troubler aucun désir extérieur.

Cette philosophie sera plus évidente dans le dernier § avec les réécritures insistantes : l'expression "choses passent et changent nécessairement" (l. 48) paraphrase la "réflexion sur l'instabilité des choses" (l. 22), mais sur un ton plus grave. Cela est dû à l'abandon de la perspective individuelle (JE subjectif avec imparfait du vécu personnel) au profit de la généralisation au présent de vérité : "tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n'y garde une forme constante et arrêtée" (l. 47), où l'on retrouve le besoin des antithèses.
L'eau du lac n'est plus alors qu'un prétexte à cette démonstration sur la mobilité dans l'immobilité, sur le discontinu au cœur même du "mouvement continu" (l. 26) - de là l'antanaclase que l'on établit entre ce flux et le tout premier "flux et reflux" (l. 12) moins abstrait que maintenant.
Par une comparaison géométrique au § 5 (l. 41-43), l'auteur en vient à comparer les "courts moments de délire et de passion, des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs" à des "points biens clairsemés (= discontinuité) dans la ligne de la vie" (= continuité). Or, contre cette fragmentation : "Ils sont rares et trop rapides pour constituer un état", Rousseau en vient au thème central de cette page, qui n'avait pas été nommé explicitement jusque-là : "le bonheur que mon cœur regrette, n'est point composé d'instants fugitifs mais un état simple et permanent" (l. 43-45).

Cette définition n'intervient qu'après une conclusion amorcée au § 4 par "Telle est… la manière dont j'ai passé…" et distanciée par l'usage du passé composé. De sorte que le bonheur vécu sur l'île appartient à un passé révolu, coupé de l'actualité du locuteur, et s'appréhende sur le mode des "regrets" (l. 37), de la nost (retour)-algie (douleur), c'est-à-dire du souvenir négatif.

Avec les deux derniers § (5 et 6), l'expérience insulaire n'apparaît plus alors que comme un exemple, parmi d'autres, de durée heureuse trop courte. Du fait même que tout n'est qu'un "flux continuel" (l. 47), la démonstration aboutit au constat pessimiste : "rien de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe" (l. 50-51). Ce n'est ainsi qu'après coup que le "séjour" dans l'île perd de sa valeur, du fait même qu'il n'apparaît plus que comme un instant passager, qui, rétrospectivement, fait souffrir par "les élans du désir" (l. 39).

Après l'ESPACE, Rousseau avoue donc son échec à saisir le TEMPS dans sa "durée", sa continuité, qui offriraient "le charme" voire "la suprême félicité". Le texte s'achève ainsi sans surprise sur une tonalité angoissée qui contraste avec la sérénité du début : "comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?" (dernière phrase) L'antithèse affecte ici la temporalité des deux époques de la vie de Jean-Jacques, où règnent désormais éphémère et vacuité.

Finalement, ce qui nous aura le plus marqué dans cette antithèse entre
- l'avant / plein / continu / à l'imparfait, et
- l'après / vide / discontinu / au présent,
c'est ce retournement actuel du moi philosophe triste (échec lié au temps, abstrait : cf. l. 53 l'oxymore du souhait irréalisable "Je voudrais que cet instant durât toujours") sur l'heureux moi poétique du passé (réussite liée à l'espace, concret).
Ce basculement vers le type textuel argumentatif, après la description de l'île, s'est opéré subtilement avec un interlocuteur anonyme fictif : "Qu'on me dise à présent ce qu'il y a là d'assez attrayant pour exciter dans mon cœur des regrets si vifs…" (l. 34, au § 4), comme si le narrateur avait besoin qu'on lui objecte une raison pouvant justifier que des plaisirs simples, vécus près d'un lac qui annonce au XIXè s. celui, Romantique, de la poésie versifiée de Lamartine aux accents similaires (lyrisme devant l'inévitable écoulement : "O Temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices, suspendez votre cours !"), puissent ultérieurement déclencher tant de nostalgie et de mélancolie. Si bien que la démonstration abstraite prend sa source dans un mystère "sensible" à élucider ; n'est-ce pas là une noble origine du discours philosophique si à l'honneur en ce XVIIIè siècle ?